— Leah Desmousseaux & Gaël Darras

— 1 octobre 21 novembre 2020

1280°
Leah Desmousseaux &
Gaël Darras

Nantes

1280° Aquarelle, céramique, photographie

1280° C. est la température de cuisson maximum de l’argile du Fuilet.
1280° est un clin d’oeil à l’oeuvre Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.
1280° pourrait être une somme d’angles au sein d’un tracé géométrique.
1280°, c’est un panorama plus de trois fois embrassé par le regard.

La mémoire et les murs

«(…) Hugo soutient la thèse que, jusqu’à Gutenberg, l’architecture était le conservatoire le plus solide pour maintenir les idées. C’est pourquoi, jusqu’au XVème siècle, il n’y a eu aucune idée importante qui n’ait eu une réalisation architectonique. Le livre imprimé, du fait de la solidité paradoxale de ce support, a tué l’architecture. Pour elle, la Renaissance aura été une décadence. En effet, depuis l’invention de Gutenberg, l’humanité dispose d’un médium plus résistant encore que le monument de pierre pour retenir ses idées. Envisagée comme support d’information, l’architecture, si on peut dire, ne fait plus le poids.» ***

Depuis mon bureau je tente à plusieurs reprises un voyage dans le temps à la recherche d’images, de savoirs usés et de mystères anciens. Ces pensées et enquêtes mêlées de rencontres — hasardeuses ? — me mènent en septembre 2019 à la suite d’un maître enlumineur, Jean-Luc Leguay, premier laïc initié aux arts traditionnels de l’enluminure depuis plusieurs siècles. C’est au CITIL**** que depuis un an j’apprends lentement l’utilisation symbolique de la géométrie appliquée à la construction des images et des édifices religieux. En cherchant ce qui rend à mes yeux l’architecture si énigmatique — sa manière de traverser le temps, son enregistrement de gestes et de savoirs — je tente ici d’inclure dans mon dessin certaines lignes issues de figures géométriques qui toutes recèlent une symbolique, une signification secrète, oubliée ou méconnue. Ainsi Asada, mur de briques aquarellées duquel émerge la grille hexagonale, ainsi 1280°, ensemble de tomettes inscrites d’un hypothétique tracé pouvant servir de base au plan de la cathédrale Saint-Pierre Saint-Paul de Nantes. Je cherche une idéalité, celle qui voudrait de l’architecture qu’elle soit précédée d’un mouvement invisible issu d’un dessin disparu, tenu secret.

Gaël Darras

*** Brassaï, Graffitis, Les Éditions du Temps, Paris, 1961
**** Centre International des Traditions de l’Image de Lumière (CITIL)

Cette exposition a reçu le soutien de la DRAC Pays de La Loire.

« Je cherche une idéalité, celle qui voudrait de l’architecture qu’elle soit précédée d’un mouvement invisible issu d’un dessin disparu, tenu secret. »

Asada / 240 x 160 cm / polyptyque 9 cadres / aquarelle
En Mésopotamie antique, Asada signifie « l’invincible », elle est la première brique déposée par le roi au terme d’une cérémonie : le rituel de fondation par la première brique, en hommage au dieu mésopotamien de la brique, Kulla. Asada est une série de grandes aquarelles en polyptyques qui chacune représente un mur de brique traversé d’un dessin, grilles géométriques issus de figures simples tels l’étoile à 5 branches, l’hexagone. Ces lignes, peintes en relief, sont la manifestation visible de lignes pouvant servir à l’élaboration de plans architecturaux. Les représenter sur un mur leur donne une place inhabituelle, une place qui leur accorde de rester en mémoire.)

1280° /environ 160 x 80 cm / céramique du Fuilet
A l’image de la peinture Asada cette pièce en terre questionne la capacité de l’architecture à conserver un savoir, un geste, une idée. Ici c’est le tracé géométrique issu du plan au sol de la cathédrale de Nantes qui est inscrit en creux dans des tomettes. La proposition est de fusionner ce tracé, habituellement invisible, avec la matière même d’un bâtiment. La forme hexagonale des tomettes est un écho à la grille hexagonale de Asada.

Cathédrale / 45 x 20 cm / cyanotype (30 exemplaires)
Ce dessin est tiré en cyanotype — chimie photo-sensible — puis trempé dans un bain d’acide tanique : c’est un virage chimique qui modifie la couleur bleue du cyanotype. Le dessin en soi est une interprétation géométrique réalisée à partir du plan de la cathédrale de Nantes. Traditionnellement les plans d’édifices sacrés étaient, au temps des bâtisseurs, précédés de figures géométriques symboliques telles l’étoile à 5 branches, l’étoile à 7 branches, l’hexagone, le rectangle d’or, etc.).
Ici la démarche est inversée : je pars du plan au sol existant pour retrouvé, hypothétiquement, le tracé symbolique sous-jacent.

Enûma / 40 x 40 cm /série de  6 aquarelles (1.2.3.4 / VENDUS)
Enûma est l’appellation donnée à une inscription sur une brique en Mésopotamie antique, cela signifie « quand… » et décrit les circonstances qui ont mené à la restauration d’un bâtiment sacré. Les 6 aquarelles reprennent chacune un fragment du plan de la cathédrale de Nantes inscrit sur les tomettes et tiré en cyanotype. Séparé de l’ensemble du dessin les fragments peints en creux sur un mur de briques deviennent énigmatiques et presque incompréhensibles. Le tracé devient abstrait.

De Nantes à Carracedelo


«(…) sans en avoir forcément conscience, nous regardions Notre-Dame comme la théorie de la relativité d’Einstein, lue rigoureusement, invite à le faire : ce bâtiment somptueux n’était pas une chose statique dans l’espace, mais une suite d’événements dans l’espace-temps ; il n’était pas un volume à trois dimensions, mais un hypervolume à quatre dimensions [la quatrième étant celle du temps] qui a commencé de prendre corps dans la profondeur du passé et n’a jamais cessé de se translater dans le temps, instant après instant, tout en demeurant invariablement au même endroit.» *

Partageant à Nantes notre atelier, nous travaillons côte à côte depuis trois ans. L’été 2019 nous entreprenons un voyage, inspiré par la lecture d’anciens ouvrages hermétiques, duquel découle une série de photographies ici présentée. C’est en Galice que nous nous rendons, posant nos pas dans ceux des pèlerins de Compostelle qui de tout temps suivent ce chemin qui les mène à Fisterra — là où la terre se finie. Ce chemin historique et initiatique ponctué d’édifices, de légendes et de langage symbolique, est aussi celui des apprentis alchimistes qui, depuis le Moyen-Âge, vont récolter sur une plage en forme de croissant la materia prima nécessaire à la réalisation du Grand Oeuvre : l’antimoine, métal que recrachent les vagues des profondeurs de l’océan. Comme l’objet d’une quête toujours se dérobe à celui qui chemine, le principal émerveillement de ce voyage fut, loin des côtes, la rencontre fortuite avec le monastère Santa María de Carracedo. Traversant la nudité de ses volumes cisterciens dont les murs savent si bien mettre en évidence la qualité du vide, nos regards sont happés par une multitude de signes incisés dans la pierre, révélés par la chute de son enduit. Ces inscriptions lapidaires ont une signification simple et profane : ce sont des marques de tâcherons, des signatures apposées par les tailleurs de pierre pour comptabiliser leur somme de travail. En cet instant, elles vibrent pour nous d’une poignante beauté. Est ce dû à l’entrelacement graphique des motifs naturels du granit confondus avec celui des glyphes ? Il y a une intime poésie à voir le résultat d’une érosion simultanée de la trace humaine et de son support minéral, dont la matière solidement formée par les âges a transporté jusqu’à nous l’immédiateté du geste commis par nos ancêtres. «Bien que construit par l’homme, le mur ne peut jamais tout à fait oublier ses attaches telluriques.»**

Leah Desmousseaux & Gaël Darras

* Etienne Klein, https://www.facebook.com/etienne.klein.10/posts/10219326108731228
** La dislocation, architecture et philosophie, Benoît Goetz, ed. Verdier, 2018, p.55

«Bien que construit par
l’homme, le mur ne peut jamais tout à fait oublier ses attaches telluriques.»**

Toutes les photos de l’exposition 1280° représentent des marques de tâcherons gravées sur les murs de pierre du monastère Santa Maria de Carracedo. Les marques de tâcherons sont des signatures de tailleurs de pierre qui, par ce geste peuvent comptabiliser leur somme de travail.

Carracedelo / 18 x 24 cm / tirage argentique Lith / série de 7 photographies tirée à 5 exemplaires

La technique du tirage argentique Lith est une méthode de tirage sous agrandisseur qui tout en ralentissant le processus d’apparition de l’image créé des effets graphiques aléatoires qui confèrent aux tirages un caractère d’unicité et d’irreproductibilité.

Cette série de 7 photographies par leur format en paysage et la matière presque organique de la roche forment non plus des vues satellites mais des paysages chaotiques : tempêtes, pluie, vent, mers, rochers menaçants. Les marques de tâcherons ajoutent beaucoup à cette idée de paysage : soleil couchant, étoile, calvaire, bateau… autant de formes qui évoquent l’iconographie du Déluge, de la Fin des Temps…comme si les intempéries des siècles écoulés avaient été capturées en images par ces pierres.

Carracedelo / 80 x 80 cm / impression numérique / série de 3 photographies tirée à 5 exemplaires de chaque
Cette série évoque des vues du ciel, des terres, des paysages lunaires. Les marques de tâcherons deviennent alors de gigantesques géoglyphes aussi
mystérieux que familiers.

Carracedelo / 10 x 10 cm / tirage argentique Lith / série de 3 photographies tirée à 5 exemplaires

Leah Desmousseaux &
Gaël Darras

Née en 1995 à Cahors, Leah Desmousseaux est une artiste plasticienne diplômée de
l’École des Beaux-Arts de Nantes en 2019. Traversée par l’esthétique du
paysage désertique et du vestige, sa recherche photographique s’inscrit dans
une démarche expérimentale autour de l’exploration et de l’hybridation de
différentes techniques de l’image. Musées d’antiquités, muséums d’histoire
naturelle, sites archéologiques et géologiques, livres illustrés et flux internet
sont autant de lieux d’archives où elle traverse l’épaisseur du temps et dont
elle extrait la matière première de son travail de laboratoire. Par la
manipulation tant optique que haptique de l’image-matière, elle cherche à
décontextualiser et à crypter la lecture de ces objets de mémoire afin d’ouvrir
une réflexion contemplative sur la fabrication de nos représentations et de nos
récits.

Né en 1990 à Pau, Gaël Darras est un artiste plasticien diplômé de l’École des
Beaux-Arts de Nantes en 2014. Guidé par une réflexion sur la relation entre
l’humain et le bâti, il construit une recherche qui mêle dessin à l’aquarelle et
sculpture. Il aborde l’architecture comme un objet de mémoire capable de
contenir, de conserver, de transmettre, de révéler et parfois d’occulter une
somme de savoirs, d’histoires et de croyances à travers les âges. Son étude
des civilisations anciennes, des récits mythologiques et scientifiques
(cosmogonie et cosmologie) et de la géométrie symbolique issue des
traditions compagnonniques, le mène à déployer des monuments fictifs sous
différentes formes plastiques, qui à leurs échelles, témoignent de ce
cheminement perpétuellement re-questionné.